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Pendant que Craig Nova transmettait l’empreinte du pouce pour une éventuelle identification via l’AFIS – le fichier des empreintes digitales –, Lloyd Meats emmena Brolin et Emma Nova chez Keith Morgan. Le mercredi 12 juin, Keith avait regardé la télé jusqu’à minuit avant de rejoindre sa femme, Lindsey, au lit. À son réveil, elle n’était plus là.
Il avait tout de suite perçu que quelque chose n’allait pas. D’abord c’était son état à lui, il avait eu beaucoup de difficultés à se lever, le réveil bipait depuis vingt minutes dans ses oreilles. Il avait mal au crâne. Puis Lindsey n’était pas dans la maison, et lorsqu’il découvrit son sac à main avec tous ses papiers et cartes de crédit, il commença à se faire du souci. D’autant plus que la voiture de sa femme était toujours là et la sienne aussi.
Il passa quelques coups de téléphone pour la trouver, sans résultat. Avant d’appeler la police. Lorsqu’on lui avait demandé s’il envisageait qu’elle puisse être partie sur un coup de tête, pour le quitter, il avait répondu aussi vite qu’ils venaient de se marier, trois mois plus tôt et que Lindsey ne parlait que de leur lune de miel à Paris, en juillet prochain. Et de toute façon, il ne manquait aucune des affaires de Lindsey.
Estimant le cas sérieux, les officiers sur les lieux avaient insisté pour qu’un inspecteur s’en occupe jusqu’à ce que Meats écarte le dossier, ne le jugeant pas prioritaire.
Keith Morgan répéta toute son histoire aux deux hommes, en détail, pendant qu’Emma lui faisait une prise de sang. Il certifia qu’il n’y avait aucun signe d’effraction au matin de la disparition – toutes les fenêtres et les portes étaient fermées, même celle de la cuisine, toujours verrouillée – et qu’il n’avait rien entendu de la nuit. Toute la journée suivante il avait eu des maux de tête et le souffle court. Comme Michael Peyton, le mari de Carol, qu’on avait retrouvée assassinée dans les bois.
Il confia à Meats une photo de Lindsey, une jeune femme un peu maigre aux jolis yeux verts. De son côté, Brolin compara Lindsey et Carol. Deux belles femmes n’ayant pas trente ans, mariées et travaillant. Des victimes idéales pour frapper la société là où ça faisait mal. La symbolique pouvait être intéressante à long terme, se dit Brolin, en espérant qu’il n’y aurait pas de long terme.
Depuis le début, cette enquête sentait la série criminelle. Les mises en scène ultra-sophistiquées pour la mort de Fleitcher Salhindro et Carol Peyton, ou les dizaines d’araignées dangereuses lâchées en ville... Celui qui se cachait derrière ces actes témoignait d’une minutie et d’une détermination laissant présager qu’il n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Ça n’était que le début, il l’avait bien dit dans le message adressé au capitaine Chamberlin.
Dès qu’un crime prenait une tournure un peu singulière, en général un acte conduit sans réel mobile, on assistait souvent à une série. La vie n’avait-elle plus aucune valeur ? Dans chaque Etat de ce pays sévissait un tueur dit « en série », il en allait de même en Europe, en Russie, en Amérique du Sud... Pourtant ces fameux traumatismes majeurs qui « fabriquent » les tueurs en série avaient de tout temps existé. En brisant les carcans sociaux et moraux, avait-on également lâché la bride aux traumas, leur permettant de se décupler sans l’étau moralisateur des anciennes sociétés ? Brolin n’en savait rien. On vivait dans l’ère des petites libertés individuelles, où chacun devait se sentir libre, peut-être que ça venait de là ; certains, percevant l’illusion de ce système, s’octroyaient une véritable liberté, celle de vie et de mort sur autrui. Comment savoir ?
Lorsqu’ils sortirent du pavillon des Morgan sans y avoir trouvé quoi que ce fût, Lloyd Meats rangea son calepin et alluma une cigarette.
— Je vais demander qu’on épluche toutes les disparitions survenues en ville depuis trois mois. Les affaires les plus atypiques transitent souvent par mon bureau mais j’ai pu en laisser passer, ce qui a bien failli arriver avec le dossier Morgan, on a eu de la chance, sans quoi on n’aurait pas fait le rapprochement.
— Jusqu’à ce qu’on trouve son cadavre, fit Brolin, l’air sévère.
— Un peu d’optimisme, on ne sait jamais. Bon, l’autopsie de Carol Peyton aura lieu ce soir, j’ai fait accélérer le processus. On se voit là-bas à vingt heures. Rentre te reposer, Josh, tu as une sale gueule.
L’intéressé acquiesça. Il pouvait s’accorder trois heures de sommeil, ensuite il irait à l’autopsie avant de remplacer Annabel pour la nuit.
En montant dans sa voiture il songea à elle. Il la revit le midi dans la forêt, son corps athlétique pris dans les rayons du soleil, ses grands yeux noirs le fixant avec espièglerie. C’était tout à fait ça, elle était contente de le voir, de jouer avec lui, malgré les circonstances. Tout à coup, il eut très envie qu’elle soit au chalet, pour la prendre dans ses bras, pour sentir son parfum à peine musqué, ses tresses dans son cou et s’endormir ainsi.
La fatigue lui pesait sur le crâne. Il redisposa ses mèches en arrière d’un geste de la main et démarra.
L’important c’était qu’elle soit là-bas, à surveiller que le tueur ne revienne pas. Ou plutôt, l’essentiel c’est qu’elle n’ait rien, qu’elle soit en sécurité.
Ce fut à ce moment qu’il s’aperçut que lui-même ne croyait pas vraiment à son hypothèse. Il y avait très peu de chances que le tueur remette les pieds dans cette clairière. Très peu.
Annabel ne risquait rien dans la forêt.